Pendant un temps, il m’a semblé essentiel de me diviser en deux. Comment évoluer dans ce corps sans impliquer une parfaite distinction entre notre immense sphère sociale, et tout ce qui se cache au-delà ? Alors j’ai voulu vivre d’une part dans mon monde, en faisant tout pour être la meilleure personne possible au travers de ce qui nous est proposé, en arborant le plus justement des adjectifs devenus objectifs : bon, gentil, généreux, juste, drôle… Respecter l’humain, le sublimer, en faire mon aspiration suprême à la perfection en tant que membre de ce peuple, de cette tribu, en tant que vivant.
Mais pour le reste, l’immensité du tout, du rien, je voulais la vivre ailleurs. Parce que pour moi ce sont deux quêtes distinctes ! La singularité et la transcendance de mon monde sont-elles nécessairement uniques ? L’infiniment possible rend-il cette quête impossible ? À s’y abandonner, on finirait par s’y perdre. Ça n’implique pas que ce soit négatif, mais de tirer un trait sur la facette du vivant, ça oui, certainement – et je ne suis pas prêt.

La vie est un processus extraordinairement singulier. Pour un physicien comme moi, la vie, c’est ce qu’on appelle un système profondément non-ergodique – c’est-à-dire qu’elle n’explore qu’une toute petite partie de son espace de phase. Elle viole en quelque sorte les prémisses de la théorie des ensembles. Ce qui signifie qu’elle est un ‘hors des mathématiques’ ; ce qui la rend évidemment plus belle encore.

La vie à l’heure des grandes transitions (UNESCO), Aurélien Barrau (2022)

Voilà, là était ma volonté de scinder le moi vivant et le moi spirituel. Celui qui vit, que j’offre, et l’autre qui préfère se perdre. C’est d’ailleurs à ce moment-là que j’ai commencé à chercher des termes, de l’existant, de l’aide. Partisan du tout est faux, de l’imperfection universelle, je me suis alors – quelques définitions et lectures plus tard – qualifié de nihiliste. En fait, comme une bruyante manifestation de l’infini contre l’infime, je me suis vu relié à ce que Nietzsche appelait « la manière la plus divine de penser » : le nihilisme de la pensée. Celui qui caractérise la négation absolue de l’être. Celui selon lequel il n’y a pas du tout de vérité, rendant alors nos pensées nécessairement fausses. Plus simplement, l’absurdité de la vie, le scepticisme absolu.

Depuis sa première apparition en 1763 aux côtés de la théologie chrétienne, jusqu’à ce qu’il soit repris en 1787 par Jacob Hermann Obereit qui reprochait alors à Kant d’élaborer des théories philosophiques (nommées méthodes spéculatives) trop éloignées de l’expérience concrète, jusqu’à être revisité par Nietzsche qui stabilisera à peu près sa définition, le terme nihilisme a beaucoup fait parler de lui – et pas en bien. Beaucoup de critiques ont été prononcées à son égard, par des personnalités de toutes professions, de toutes croyances, de toutes natures.
Ne prenons qu’un exemple (religieux en l’occurrence) parmi tant d’autres :

[Les adeptes du nihilisme] font la théorie de la recherche comme fin en soi, sans espérance ni possibilité aucune d’atteindre la vérité. Dans l’interprétation nihiliste, l’existence n’est qu’une occasion pour éprouver des sensations et faire des expériences dans lesquelles le primat revient à l’éphémère. [Il considère que le nihilisme] qui est à la fois le refus de tout fondement et la négation de toute vérité objective [correspond à] une conception plus générale qui paraît constituer aujourd’hui la perspective commune de nombreuses philosophies qui ont renoncé au sens de l’être.

—  Fides et ratio, Jean-Paul II (1998)

Le terme est même aujourd’hui devenu synonyme de décadence ; à raison ! Là est bien le problème : le nihilisme peut bien être la façon la plus divine de penser, au sein des vivants il n’en est rien. Tous nous convertir au nihilisme implique nécessairement de tourner le dos à notre morale, de ne plus faire de différence entre le mal et le bien, de s’abandonner à un univers dépourvu de justice ; c’est la promesse d’un avenir bien obscur pour les vivants et ce qu’ils ont bâti – ce que nous avons bâti.

Mais une fois vu, pouvons-nous l’ignorer ? Est-ce possible de tourner le dos à un titan ? Ne sommes-nous pas nihilistes à partir du moment même où nous avons pu l’imaginer ?
Cela n’implique évidemment pas de suivre à la lettre ce mouvement de pensées, car même si nous avons aperçu que tout pouvait être faux, que rien n’est vraiment utile, si nous avons conscience des limites innées de l’homme et surtout du vivant, serions-nous vraiment prêt à faire une croix sur tout ce que nous avons acquis ? Non, bien sûr. Ça n’a pas de sens, ce n’est pas le but.

Ceci dit, pourquoi ? Quelles sont nos contraintes et quels ont été nos choix ?

Faisons simple : qu’est-ce que la douleur ? Nous pourrions débattre sur le fait qu’une douleur physique est en fait mentale, qu’aux prémisses de l’homme la douleur physique n’était pas, et qu’au fur et à mesure, nous avons associé la douleur à une perte et la joie à un gain (typiquement si on me coupe une jambe, je perds en mobilité, c’est de la douleur). C’est un sujet à part entière, donc le résumé de mon hypothèse en une phrase est sans aucun doute bien maladroit, mais ce n’est pas le sujet. Le fait est que : nous n’aimons pas ça, nos corps n’aiment pas ça. Nous l’avons compris, et avons défini le bien et le mal en conséquence.
Nous n’aimons pas la mort, et elle est le meilleur témoin de cette analyse. Nous n’aimons pas la mort, car elle est étroitement liée à la douleur, qu’elle soit mentale ou physique, pour celui qui meurt et pour les autres. Nous chérissons donc la vie !
Cela doit-il nous empêcher d’accepter et de cultiver notre nihilisme ? Notre posture suprême ? Je ne pense pas, puisque je ne pense pas que ce soit contradictoire avec le fait de concevoir l’agréabilité de notre position dans le monde qui nous a été – et que nous avons – façonné.

Et c’est là que surgit la solution que j’ai choisie, cette dualité servant l’inverse d’une exclusion ! Car ce qui est énoncé ci-dessus est vrai, notre monde à la sauce nihiliste n’est sans doute pas souhaitable – en fait, je n’en sais rien – mais le terme n’est pas à enlaidir. Il est important de se questionner ouvertement et sans acquis matériel sur le tout, sans pour autant abandonner les procédés empiriques. Il nous faut certainement étudier de façon toujours plus approfondie ce qui nous entoure. Mais pourquoi toujours vouloir relier les deux sujets et ne pas les voir comme ils sont, c’est-à-dire une criante contradiction ? Toute autre vision cherchant à créer une cohérence entre ces deux référentiels n’est-elle pas justement ce que Nietzsche appelle le nihilisme des faibles ? Celui même qui consiste à se réfugier dans un arrière-monde (le monde des idées) et donc, à renier la vie ?

Accepter de vivre. Accepter que tout est faux. N’est-ce pas précisément accepter cette dualité ?


Par ailleurs, a-t-elle un nom ? Ainsi cet article pourra se finir sur une note plus légère, car je n’ai pas trouvé de réponse positive à cette question. Alors profitons d’un droit acquis à la naïveté : comment pourrions-nous appeler une telle posture ?
Celle qui est aussi divine que le nihilisme de la pensée, mais avec un soupçon de sagesse ou de pragmatisme, ou plutôt un soupçon de vivant ; un juste équilibre.

Une énième élite avancée œuvrant pour un progrès du monde par le savoir et la réflexion absolue, s’il en est ; le nihilisme éclairé ?

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