C’est beau.
Un horizon, un coucher de soleil aux couleurs vives et aux reflets ocre flottants au raz de l’océan, un ciel d’un bleu parfait, le déchainement insaisissable des aurores boréales en son sein… qui pourrait dire le contraire ? C’est beau.
Mais, le dessin d’un ami, le bouquet de fleurs qui anime avec élégance notre intérieur, ou sur un tout autre registre — footballistique, un contrôle de balle d’une infinie pureté. Ne sont-ils pas autant d’exemples saisissants ? Ne sont-ils pas beaux également ?
Les exemples sont innombrables, infinis, et n’en finiraient plus de s’opposer. Qu’ont à voir une belle paire de chaussures, une belle assiette, et un bel arbre ? De quel droit, par quelle logique, quel ensorcellement, partagent-ils cet adjectif ? Qu’est-ce que cela veut dire ?
À l’heure où je publie cet article, j’ai déjà tant d’autres choses à dire ! Tant de notes, tant de barrières et de portails, tant de choses à explorer. Tout prend tant de relief chaque jour, tout prend tant d’ampleur, et en même temps si peu. Que j’ai hâte d’enfin questionner ici l’Amour, clé de voûte indissociable et inestimable de mon actuelle réflexion — où en tout cas de son état à l’instant présent. J’erre encore pour l’instant le long d’un plan que je me suis imposé de dérouler, une constitution, un avant-propos, les fondations de mes écrits, avant d’oser m’abandonner aux articles instinctifs, écrire ce qui me vient, le publier, donner la primeur à la question. Il nous reste donc quelques étapes avant de toucher du bout des doigts ce que j’estime être le mécanisme clé à la mise en demeure de tout démon. Tiens, j’ai reçu aujourd’hui un exemplaire du chef-d’œuvre d’Arthur Schopenhauer, « Le monde comme volonté et comme représentation » ; il faut que j’avance avant que de mes convictions et de ma volonté, il ne reste rien.
Si nous souhaitons, comme à notre humaine habitude, noyer notre interrogation dans un certain pragmatisme, il n’en restera pas moins difficile — et c’est tout l’intérêt de cette quête — de comprendre comment est né le beau. Un prisme social abritant notre regard, on pourrait aujourd’hui lui donner beaucoup d’explications rationnelles. Un beau corps est un corps en bonne santé, une belle sculpture est celle qui témoigne d’une maîtrise de l’outil hors du commun… Mais, les exemples sont-ils si nombreux ? Nous avons étudié et étudions encore le beau, mais d’où sort-il ? Tout n’est-il pas beau ? Par extension, l’ultime inconnue dont la réponse nous fait défaut — l’Amour, j’aurais presque voulu y venir plus tôt, mais je persiste à vouloir respecter mon fil de pensée — est-elle l’élément indissociable de cette discussion, rendant légitime les avis de chacun et, au-delà de ça, représente-t-elle précisément cette incertitude sur le beau ? Le beau est-il simplement ce que l’on aime ? Les racines de cet Amour étant en l’état inextricables ; pire, inatteignables ?
L’Amour, c’est impossiblement beau, non ? — On y reviendra, c’est si vaste.
Qu’est-ce que le beau sinon l’impossible ?
— Les pensées de Gustave Flaubert, Gustave Flaubert (1915)
Le Beau n’est-il qu’universel ? Est-ce qu’il s’éduque ?
Voici que mon introduction semble déjà s’apparenter à une conclusion, mais ne sautons pas de suite trop loin. Il est pour nous des thématiques qui, semble-t-il, n’auront de cesse d’être le fruit d’une imprécision certaine, d’un irréel.
Le beau a-t-il un fondement ? Est-il inné, ou bien intégralement acquis ? Nous l’effleurons, et sa volatilité nous submerge.
Il faut déjà voir que, de toute évidence, nous avons façonné et défini le beau parfois à notre image, plus souvent à notre convenance — il me semble. N’y a-t-il pas, en fait, des beaux à différencier ? Ne sommes-nous pas en pleine confusion ? Il n’est bien sûr pas tâche aisée de remonter toute l’arborescence du beau tel que nous l’avons défini aujourd’hui, au travers de l’art, au travers des mots — qui eux aussi sont un art d’ailleurs, au travers de nous. Notre incompréhension et notre obsession du corps et du matériel n’ont-elles pas biaisé notre compréhension du beau ? Il est également possible que nous ayons été soumis à la réalité perenne du beau tel qu’il est (s’il l’est), mais comment en être certain ?
À m’entendre, on croirait que je cherche une solution binaire, aseptisée. C’est vrai ! J’imagine la réponse du tout comme une éclatante source de lumière, qui rapatrierait tout, unifierait, ferait sens ; mais ce serait bien trop simple. Alors n’oublions pas que notre imagination, notre capacité de représentation, est un ensemble fini selon les barrières qui lui ont été apposées – par nous-mêmes ! Ce que je veux dire, c’est que bien que ses limites soient théoriquement infinies, comment imaginer ce que jamais nous n’avons ressenti ? Ce que nous n’avons jamais fait l’effort de ressentir, alors même que notre esprit était des plus libre ? Reformulé avec un brin de magie en moins, comme imaginerions-nous aujourd’hui un environnement à 10 dimensions ? 20 ? 1000 ? Ne nous surestimons pas trop — ou pas encore, ne caricaturons pas le beau, accordons-lui la richesse qu’il a dûment gagnée, par sa nature, son immensité.
Alors, y a-t-il un beau universel, commun, vrai ? La question m’a amené à penser le beau comme un maladroit mélange entre deux grands ensembles : le beau rationnel et le beau irrationnel.
Attention, on plonge ici dans ma conception, mon approche, certainement aussi peu aboutie que chaque réflexion en ce monde – ne pas s’y laisser distraire, s’y abandonner. Questionner, revoir, sans cesse.
Le beau rationnel d’abord, ce savant acquis, cette représentation que nous nous sommes faits sur la base même de ce que nous pouv(i)ons voir, toucher, sentir – ressentir, simplement. Un beau taillé sur mesure, selon notre corps, selon notre taille, un beau efficace, pratique, presque logique, sans doute ordinaire ? Obligatoirement violent. Si la notion décrite de ‘nihilisme éclairé’ prend vie ici, il sera de dire que ce beau appartient exclusivement au vivant, à une des faces que nous nous devons d’accepter. Je veux croire que ce beau ne dépend que de nos contraintes, de nos sens – comme dit, de nos bras, nos jambes, et de leurs capacités associées ; surtout, de notre vulnérabilité. Notre animal veut survivre, il veut être fort, vigoureux, en parfaite santé, ne ressentir aucune barrière, aucune douleur – s’embellir. Il aime voir ce qu’il ne voit pas, entendre ce qu’il n’entend pas, découvrir. Il aime ce dont il n’est pas capable, ce dont il pourrait dépendre, et c’est par cette dépendance même qu’il nourrit sa volonté de n’être dépendant de rien. Voilà ce qu’il aime, voilà ce qu’il trouve beau. Son impuissance, sa nature, sûrement. Universel, en tout cas, il ne l’est certainement pas. Est-ce vraiment beau, dans ce cas ?
D’ailleurs, est-ce être dépendant que d’être Amoureux ? Encore, toujours, nous y reviendrons.
Le beau irrationnel, ensuite. Celui qui n’a pas de sens, pas de racines. Est-il lui, réellement, le témoin de notre caractère exceptionnel ? Celui qui nous dépasse infiniment ? Nous ne parlons plus d’une caractéristique du corps, nous ne parlons plus d’une chanson, nous ne parlons plus de quelconque exceptionnelle construction. Mais alors, de quoi parlons-nous ?
Au brouillon de cet article, j’ai voulu associer au beau irrationnel cet intense sentiment de vide et de plénitude, d’obscurité suprême et de lumière divine, cette inexplicable et silencieuse incompréhension qui nous enrobe lorsque nous sommes nez-à-nez, dans le plus grand des silences, avec un ciel parfaitement étoilé. Lorsque nous faisons face au Mont Blanc, au Kilimandjaro ou à l’Everest, lorsque certains sautent dans le vide, quand d’autres volent, et que ce moment nous transcende, nous démoli pendant de si longues — et à la fois si courtes — secondes, minutes, heures.
Mais ne suis-je pas en train de faire fausse route ? Ce sentiment ne s’associe-t-il pas parfaitement avec la description que je fais du beau rationnel ? Ne nous sentons-nous pas simplement immensément plus vulnérables face à des créations d’une telle ampleur, et qui plus est d’une main qui nous est inconnue ? Notre corps, comme plus évident exemple, n’est-il pas aussi exceptionnel et grandiose, de ce point de vue, que la plus grande des montagnes ? Tout ceci reste à la portée de nos sens. L’échelle de grandeur ne peut pas – non, ne doit pas – être le seul critère différenciant notable, bien que l’immense nous fasse si déraisonnablement ressentir notre vulnérabilité. Si nous souhaitons valuer la création divine, l’exceptionnel, et ce, sans lui porter quelques atteintes, alors la seule échelle éventuellement valable est bien celle de l’incompréhension, la vraie.
Le beau est la splendeur du vrai.
Gorgias, Platon (IVe s. av. J.-C.)
Alors, il n’y aurait pas de sens à tenter de décrire précisément ce beau irrationnel, car il n’y a rien de plus précis que nos questionnements, que l’imprécision elle-même.
Nous sommes si infimes, pourrions-nous même effleurer l’universel ? Y avons-nous seulement accès ? Y a-t-il une seule chose sur laquelle nous puissions nous accorder unanimement ? Sans ambiguïté ? Sans équivoque ?
Le beau irrationnel est sans doute ce qu’il y a d’indéboulonnable, ici, ailleurs. Ce de quoi découle toute chose. Il serait en fait unité totale avec l’immensément plus grand. Ils ne font qu’un. Ils nous sont indiscernables, et bien présomptueux celui cherchant à en lister les traits ; mais présomptueux, nous le sommes tous. Pour nous, tout n’est-il pas simple représentation volatile ?
Elle est peut-être encore là, la Singularité ; et elle semble encore et toujours être la pièce manquante du puzzle. Notre portail vers l’infiniment grand. Ce qui sait pourquoi tout ceci n’a pas de sens ; la pierre philosophale.
Ici, nous ne paraissons même pas réels. Tout semble notre conception, notre volonté. Tout semble restreint à notre champ de sensations. Ciel, ce que j’ai envie d’en savoir plus !
Ce beau nous obsède, nous passionne. Pour peu qu’il nous reste un brin de magie ou d’intuition, on aimerait le déconstruire sans cesse, ce beau, et le retrouver ; en mieux, en plus net, plus marqué. Limpide ! On en rêve.
Oui, on chercherait sans cesse à déconstruire nos attirances, nos rapports au monde et au beau. À cultiver notre esprit, à cultiver le surnaturel — à éclipser le corps et le rationnel vivant. À vivre au-delà.
Une direction immuable et surpuissante s’offre à nous, et il n’y a d’ailleurs peut-être qu’elle qui se précise au fil du temps.
Le beau est ce qui plaît universellement sans concept.
Critique de la faculté de juger, Kant (1790)
Pour répondre plus simplement, je ne pense pas que le beau, le vrai, puisse s’éduquer, puisqu’il est lui-même le vrai. Le beau tel que nous l’appelons – le rationnel donc – peut lui sans doute l’être, par habitude et mécanismes cérébraux, mais il me semble le fruit d’un artisanat bien malhonnête.
Cependant, je le précise et le reprécise, il ne s’agit là que de mon avis à ce moment précis. Il a déjà bien différé de ce qu’il était alors même que j’écrivais les premiers mots de cet article. Je me perds, et il n’y a aucune échappatoire ; mais c’est nécessaire.
C’est la personne humaine, libre et créatrice qui façonne le beau et le sublime, alors que les masses restent entraînées dans une ronde infernale d’imbécillité et d’abrutissement.
Comment je vois le monde, Albert Einstein (1934)
Et si je me trompais, et que l’inverse avait en fait plus de sens ? Et si le beau n’était que le magnifique fruit de notre fait, là où l’immensément grand ne serait en fait que trop majestueux — tellement que ça en deviendrait ridicule — pour faire partie de la discussion ?
– Et si, en fait, le beau n’était pas.
L’Amour, le sublime
Si l’on dit que le beau est l’impossible — et je m’estime en sincère harmonie avec cette pensée — ne sous-entendons-nous pas, en fait, qu’il est ce qui nous lie à l’immatériel ?
Si on se dit que l’Amour est l’inconnue reconnaissable, inextinguible, en nous, complètement, mais inatteignable. Cette inconnue que nous subissons en silence, dans un assourdissant vacarme de vie.
Est-ce en ça, réellement, que le beau irrationnel que j’ai voulu décrire prend racine ?
Est-ce bien là le sublime ?
S’il existe deux grandes familles de beau, que l’une est à notre charge et l’autre à celle du tout, ont-elles en commun l’Amour qu’elles portent ?
L’un, le nôtre, étant notre tentative quasi-désespérée de représenter l’autre qui nous dépasse ?
Ça y est, je m’y retrouve. J’aperçois les mots qui se cachent derrière le rationnel et l’irrationnel.
Accueillons-les, et voyons que le sublime est l’immense, et le beau la représentation que nous puissions en faire, aussi copieusement populée puisse-t-elle être.
Le sublime est reflet parfait de l’Amour, inaltérable, inattaquable. Le beau est au sublime ce que les mots sont au monde et aux émotions, ce que les mathématiques sont à l’univers.
Le sublime touche, le beau charme.
Observations sur le sentiment du beau et du sublime, Emmanuel Kant
Je suis rassuré, continuons à essayer chaque jour de nous bouleverser.
Le sublime est lisse, il est sans relief, parfaitement dépourvu de défauts. Il est unité absolue, il est notre ensemble, ultime.
Le sublime est Amour, et l’Amour est sublime.
Alors que dans le beau, bien qu’on n’ait pas ce concept, on suppose un concept déterminé, limité, dans le sentiment du sublime, on suppose quelque chose d’illimité, qui dépasse le pouvoir de la représentation et de la conceptualisation. Dans le sublime il y a quelque chose qui dépasse la représentation, la mise en forme : l’illimité.
Kant : le beau et le sublime, Évelyne Buissière (2006)
[1] « Est sublime ce en comparaison de quoi tout le reste est petit » Critique de la faculté de juger, Kant (1790)
Le sublime ne doit donc pas être cherché dans les choses de la nature mais seulement dans nos idées, il est en nous. Il est dans la faculté de l’esprit. Notre esprit contient une faculté qui dépasse la capacité à mesurer et qui peut appréhender l’idée d’un infini.
[2] « Est sublime ce qui, par cela seul qu’on peut le penser, démontre une faculté de l’âme, qui dépasse toute mesure des sens » Critique de la faculté de juger, Kant (1790)
Sauver le monde par le beau
Notre monde court à sa perte : c’est sous nos yeux, c’est une évidence.
Il y a tant à écrire sur une accroche si vaste, et ce chapitre que j’écris a un but précis sur lequel je vais me hâter, mais voilà l’essentiel : il nous faut chérir la vie.
La vie est exceptionnelle, elle a un sens si fort et parait pourtant infime aux yeux de référentiels infinis. Il nous faut l’élever, pas la saccager. Quelle que soit la force du temps, lui qui apaise tout, qui banalise tout, il ne nous faut absolument pas rester indifférent à la vie. Il nous faut, chaque jour, chaque instant, continuer à incarner sa magie.
La vie est, sans doute, la plus honnête constatation de ce qu’il y a de sublime à notre portée. Il nous faut, sans doute encore, la sacraliser. Mais pour les bonnes raisons !
Nous nous sommes transformés et épris d’un monde pétri d’ombre et dirigé, à sa plus haute échelle, par la haine – il me semble. L’argent, le pouvoir, la course aux détails, sont autant de sujets qui, juxtaposés à l’Amour, au beau et au sublime, paraissent si fades et futiles. Les ténèbres ont une main mise sur le temps qui nous est accordé, temps finalement si court qu’un infini ne saurait défendre. Alors que faire ?
Il nous faut promouvoir l’Amour – bien que sa définition soit encore floue – envers tout et entre tous, et abandonner ce qu’il peut y avoir de violent et d’égoïste dans notre représentation du beau. Centrons tout sur l’Amour, laissons la place aux idées, à la magie, détendons notre pragmatisme ; il est encore temps d’apporter un peu de poésie et d’enchantement à notre monde.
Il est certain que jamais nous ne saurons traduire exactement le sublime, mais il nous faut en retranscrire la représentation la plus fidèle. Cela fait écho au nihilisme éclairé, qui semble être un juste équilibre, peut-être le pas nécessaire. Il ne remet pas totalement en question le bénéfice de notre évolution. Il met plus que jamais en lumière les travaux d’arts, il bonifie, il insiste. Il ne s’agit pas là de s’assoir sur tout le beau que nous avons constaté ou créé jusqu’ici. Nous y avons passé du temps, ils ont du sens ; nos arts restent clivants par nature, mais sont des plus bouleversants.
Non, il s’agit là d’apporter au monde des vivants ce renouveau vers lequel il tend irrémédiablement. Lui donner encore un nouveau souffle, gorgé de vie, gorgé d’Amour.
Trouver beau, c’est aimer ; et aimer, c’est tout. Écartons-nous de toute route menant vers un monde sans étoiles, fuyons la hideur – qu’est-elle d’ailleurs ?
La solution n’est pas technique, accordons-nous le droit, le devoir, l’amour d’aimer. Cessons d’artificialiser, désenvoutons-nous de tout mauvais sort, cherchons le beau partout où il se cache. C’est vital.